Relégués, et même délaissés, les barrages construits après guerre redeviennent, en pleine flambée des prix, le centre névralgique de la stratégie française pour bâtir son indépendance et parvenir, en 2030, à la décarbonation de notre production.La centrale hydroélectrique du Pouget (Aveyron).
Semblables à des portails mystiques, les portes du barrage s’ouvrent et libèrent les eaux retenues. En moins de cinq minutes, la magie opère : l’énergie de l’eau actionne des turbines dissimulées en sous-sol et se transforme en éclats d’électricité. Voilée par le brouillard matinal, la cathédrale hydroélectrique du Pouget garde en son sein cinq alternateurs.
À ses pieds, une précieuse retenue d’eaux pluviales, de 170 000 millions de mètres cubes, la plus importante du Sud-Ouest. D’un côté, apparaissent trois cylindres de béton, dans lesquels les chutes se déversent jusqu’au sous-sol.
L’édifice situé au Truel, véritable petit « village EDF » de 300 habitants au sud de l’Aveyron, en bordure du Tarn, est la pièce maîtresse d’un vaste complexe de 20 kilomètres carrés, regroupant 8 barrages, un réseau de 45 kilomètres de galeries, les lacs artificiels de Bage, Pont-de-Salars et Pareloup. Le tout pour fournir en électricité l’équivalent de la consommation annuelle d’une ville de 250 000 habitants.
Une énergie « pilotable »
« Un gigantisme made in France qui n’a rien à envier aux Chinois ou aux Américains », s’amuse Jérémie, qui arpente jour et nuit les galeries souterraines de cet ouvrage bâti en 1952 pour reconstruire la France de l’après-guerre. Dans ce village EDF, ils sont 34 agents comme lui qui veillent au bon fonctionnement des installations afin qu’elles « soient opérationnelles à tout moment ».
Cette « belle usine a de nombreux atouts ». D’abord, elle est capable d’ajuster sa production aux besoins, « ce qui est impossible avec les autres énergies renouvelables que sont l’éolien et le solaire, totalement dépendantes des conditions météorologiques », pointe Jean-Damien Navarro, responsable CGT du collectif Hydro CGT du Sud-Ouest. L’hydroélectricité offre, en effet, une alternative cruciale aux combustibles fossiles importés. Sans compter qu’elle « joue un rôle clé de sécurisation du système électrique (jusqu’à l’échelle européenne) qui ne cesse de s’intensifier », notent les experts du cabinet Degest.
Outre sa qualité d’énergie « pilotable », la centrale du Pouget, comme toutes celles reconnues comme enjeu national, peut produire de grosses capacités d’électricité en moins de dix minutes et répondre ainsi aux pics de consommation énergétique, ce qui permet d’équilibrer le réseau et d’éviter un black-out (une coupure générale – NDLR).
Si toutefois le Sud-Ouest se retrouvait plongé dans le noir, elle serait également l’une des seules à pouvoir effectuer un « renvoi de tension » pour redémarrer la centrale nucléaire de Golfech, dans le Tarn-et-Garonne, grâce à un petit alternateur caché juste derrière l’énorme puits, de la hauteur d’un immeuble de quatre étages, montre Jérémie.
Pourtant, la centrale, comme beaucoup d’autres, est, depuis sa construction, restée dans son jus. Rien n’a bougé ou presque. À l’image des plaques posées sur la façade des turbines 1, 2, 3 : Alstom 1950 Belfort. Seuls deux générateurs sont venus compléter la gamme, au début des années quatre-vingt.
Jérémie est d’ailleurs particulièrement fier du « G4 » sur lequel est fixée la plus puissante turbine de France, capable de fournir à elle seule et en quatre minutes 240 MW au réseau, soit la moitié de la production du complexe. À l’exception de la maintenance, aucun investissement notoire n’y a été effectué. Or, les défis liés à la baisse de la ressource imposeraient de nouveaux investissements pour maintenir une production minimale constante.
Des investissements bloqués depuis plus de quinze ans
Les causes du sous-investissement sont liées, en partie, à un imbroglio juridique entre le droit communautaire et la législation française qui bloque tout investissement. Et ce, depuis plus de quinze ans. Propriétaire des ouvrages hydroélectriques, l’État délègue leur exploitation à des concessionnaires qui disposent d’un cahier des charges définissant la clé de répartition de la ressource en eau (agriculture, alimentation des populations en eau potable, industrie, activités de loisir et de tourisme).
Le décret Borloo, en 2008, qui a introduit les modalités de mise en concurrence, puis, les lois de 2010 et 2015 obligent les concessions arrivant à échéance à mettre en concurrence les exploitants, lors de leur renouvellement. Or, ces contrats « passés par l’État au siècle dernier viennent progressivement à échéance », selon la Cour des comptes. Trente-huit concessions sont déjà échues, 61 seront renouvelées à la fin de 2025, 80 en 2027, dont celle du Pouget. Jusqu’ici, les gouvernements successifs s’en sont sortis via un « régime dit des délais glissants », explique la Cour.
Mais cette solution provisoire présente « de nombreux inconvénients, notamment en ce qui concerne les investissements nécessaires au bon fonctionnement ou à l’amélioration de ces ouvrages dont la programmation est perturbée et le financement rendu plus incertain ». Ce que confirme EDF, qui gère 70 % des ouvrages, estimant qu‘« en l’absence de visibilité sur l’avenir du régime juridique sur les concessions hydrauliques en France », son groupe ne veut pas prendre le risque de lancer des investissements à perte qui pourraient profiter à des acteurs privés.
EDF laisse vieillir son parc. Et la filière est devenue une simple « machine à cash », explique le cabinet Degest. Où chaque unité hydroélectrique, dans un système de bonus-malus, s’engage à fournir auprès de la Doaat (Direction optimisation amont/aval & trading d’EDF) une quantité d’électricité que l’unité de trading du groupe placera sur les marchés au meilleur moment.
Lâcher de l’eau l’été pour satisfaire la demande des agriculteurs
Depuis cette mise en place, en 2015, les montants de cash remontés par EDF Hydro ont explosé. De 39 millions d’euros, ceux-ci sont passés à 270 millions en 2017 pour atteindre en 2020 les 500 millions d’euros, soit le même montant que la filière nucléaire du groupe, alors que la production d’électricité est six fois moins importante, confie Lambert Lanoë, du cabinet d’expertise.
Cinquante ans après la construction du Pouget, l’objectif n’est plus seulement de produire de l’électricité, mais aussi de disposer d’assez d’eau pour irriguer les cultures, sécuriser l’eau potable ou encore maintenir la cote des réservoirs d’eau, ces lacs devenus de véritables sites touristiques. À tout cela s’ajoutent les épisodes de canicule et de sécheresse. L’été, la centrale doit désormais « lâcher de l’eau », pour satisfaire la demande des agriculteurs ou des installations touristiques, explique Jérémie, qui a commencé sa carrière en 2011. Un phénomène qu’il observe depuis sept ans, environ.
À quelques kilomètres de là, dans son ancienne centrale, à Saint-Peyres, « la retenue était devenue, en 2021, un véritable canyon ». La multiplication des épisodes météorologiques violents et le risque de crue entraînent également la perte de millions de mètres cubes d’eau. Et les projections météorologiques ne vont pas en s’améliorant. L’eau pourrait, d’ici quelques années, venir à manquer l’été mais aussi l’hiver, avec pour conséquence une baisse de la production d’électricité. Classé site à « enjeu national », le complexe du Pouget, faute d’investissements, pourrait à terme ne plus parvenir à remplir son rôle…
Pourtant, de nombreux projets, qui permettraient « d’augmenter la puissance installée de son parc existant de 2 000 MW sous dix ans et d’au moins 2 000 MW supplémentaires après 2035, soit une augmentation de 20 % de la puissance de son parc hydraulique », sont dans les cartons d’EDF. Ce potentiel de développement est constitué principalement de 3 500 MW de stations de transfert d’énergie par pompage (Step).
Cette technologie élaborée dans les années quatre-vingt consiste à pomper l’eau vers un réservoir lorsque la demande est basse, pour pouvoir ensuite la libérer lorsque la demande augmente. En France, EDF a construit six stations qui permettent de mobiliser 5 GW en moins de dix minutes. Selon les statistiques de France Hydro, les Step, en France, représentent 18 % de la puissance hydroélectrique installée, qui s’élève à 25,5 GW.
Au Truel, la cathédrale du Pouget pourrait accueillir une de ces installations. Un investissement d’envergure que Franck, contremaître, voudrait vivre « une fois dans (s)a vie », tant, dit-il, « il fait briller les yeux ». À la veille de la présentation du projet de loi sur la souveraineté énergétique, la direction d’EDF n’a pas souhaité « rentrer à ce stade dans le détail ».
source : L’Humanité
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