Débranchements sauvages, raccordements bâclés, dégradation des armoires de rues, déconnexions à répétition… Alors que le gouvernement promet la fibre partout et pour tout le monde en 2025, son déploiement vire parfois au cauchemar et reste une source croissante de litiges. Opérateurs d’infrastructure, fournisseurs d’accès à Internet, régulateur… Tout le monde se renvoie la balle. C’est pourtant un marché juteux qui profite à quelques grosses entreprises, au détriment de salariés précaires et des usagers.
Les dysfonctionnements de la fibre optique, Louise1 pourrait en parler des heures. À l’automne dernier, cette habitante d’une ville moyenne du Val-d’Oise a subi « au moins » une dizaine de coupures. Certaines de 24 heures, d’autres de cinq jours. De quoi « perdre patience », à l’heure du télétravail. L’origine des pannes ? Toujours la même : les câbles emmêlés ou coupés, les débranchements sauvages… Une situation qui n’a rien d’exceptionnel.
Déconnectée régulièrement, Sophie peut en témoigner, image à l’appui : une photo du « plat de nouilles », un enchevêtrement de fibres optiques qui débordent de l’armoire de brassage, installée dans la cave de son immeuble parisien. Alice, mère célibataire de deux grands enfants, elle, a carrément dû changer de fournisseur d’accès lorsqu’elle a emménagé dans un immeuble neuf, à Paris, en 2019. « Orange a refusé de me connecter, évoquant une non-conformité des branchements. J’ai dû souscrire un nouvel abonnement – moins intéressant – chez SFR », raconte-t-elle, déplorant un service après-vente « dégradé ».
Le déploiement de la fibre, une source de conflits majeurs
Annoncé en 2013 par François Hollande, le déploiement de la fibre optique via le plan France très haut débit, qui vise à couvrir l’intégralité du territoire d’ici à 2025 – en prévision de la fermeture en 2030 du réseau cuivre sur lequel reposent les services internet ADSL –, est bien avancé. Désormais, plus de six abonnements Internet sur dix (66 %) passent par la fibre. « 90 % des zones urbaines sont couvertes et 80 % des zones rurales », se félicite Ghislain Heude, adjoint au directeur « Fibre, infrastructures et territoires » de l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse).
Ce projet ambitieux n’en reste pas moins une source de conflits majeurs. « Inéligibilité technique, dysfonctionnements du fait d’armoires non sécurisées, débranchement sauvage de consommateurs par des techniciens au bénéfice du client à raccorder » : d’après la médiatrice des communications électroniques, la fibre arrive en tête des litiges entre opérateurs et clients. « Et cela va continuer, prévient Valérie Alvarez. On rencontre de plus en plus de problèmes de maintenance. Et il apparaît que les premiers réseaux fibres n’ont pas forcément été réalisés correctement. »
L’Association française des utilisateurs de télécommunications (Afutt) s’inquiète aussi « des cas de sous-dimensionnements car ils génèrent des écrasements de lignes et risquent de s’amplifier dans les années à venir ». Une situation « d’autant plus critique que les opérateurs ont déjà retiré de la commercialisation leurs offres ADSL sur plus de 21 millions de logements. Il n’y a pas de retour en arrière possible ».
Les données collectées par le gendarme des communications depuis avril 2021 montrent une image « contrastée » en fonction des réseaux : « Environ 2 % du parc, majoritairement situé en Île-de-France, connaît un taux de panne très supérieur à la moyenne. » La médiatrice des télécommunications admet aussi « qu’un certain nombre de « petits » litiges (lui) échappent ».
Les élus en première ligne face à la colère des usagers
Ces « petits » litiges, les élus locaux se retrouvent justement à les gérer au quotidien. « Au début, les usagers pensaient que les maires étaient responsables, il a fallu faire preuve de transparence », témoigne Azzédine Taïbi, maire de Stains (Seine-Saint-Denis) et conseiller départemental délégué à la fracture numérique. Les villes ne sont en effet garantes ni de la qualité de service ni du choix de la société gestionnaire du réseau. « On se retrouve démunis face à certains opérateurs. Ils nous assurent qu’ils font le nécessaire, mais sur le terrain, ça s’améliore très peu. » Avec d’autres élus, il envisage d’aller au contentieux.
De nombreux maires ont déjà adopté des arrêtés municipaux (armoires de rue cadenassées, opérateurs contraints de signaler en amont le passage des techniciens). Certains ont même tenté des recours juridiques contre les opérateurs et l’Arcep. En janvier 2023, la cour d’appel de Versailles a estimé que seuls l’Arcep et le ministre chargé des communications « sont habilités à réguler, contrôler, sanctionner les opérateurs ». L’Arcep « ne commande pas, rétorque Ghislain Heude. Nous sommes là pour nous assurer que les engagements pris sont respectés. » La fin plutôt que les moyens, donc. « C’est la responsabilité des opérateurs si les résultats ne suivent pas », élude le responsable de l’autorité de régulation.
« Tout le monde se renvoie la balle », résume Ariel Turpin, délégué général de l’Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel (Avicca). Pourtant, les sources de dysfonctionnement sont clairement identifiées : « Certains réseaux ont été équipés de fibres moins performantes ou déployées en aérien, ce qui les expose davantage aux intempéries, d’autres arrivent à saturation. Le déploiement a pu entraîner des pratiques non standards », corrobore Ghislain Heude.
Depuis 2020, le régulateur a lancé plusieurs plans d’action pour que les opérateurs remettent en état les infrastructures dégradées. Cela se fait peu à peu, notamment sur ceux construits par XP Fibre. Contacté par l’Humanité magazine, ce dernier n’a pas répondu. « Quand ces réseaux sont repris, les choses vont généralement mieux après », estime le représentant de l’Arcep.
Une cascade de sous-traitants
Mais c’est aussi l’architecture choisie pour le déploiement de la fibre – on parle du mode Stoc (sous-traitance à l’opérateur commercial) – qui explique les difficultés actuelles. Dans ce système, un opérateur d’infrastructure – Axione (Bouygues), Altitude Infra, Covage (Altitude), XP Fibre (ex-SFR Collectivités, Altice), TDF ou encore Orange – se charge d’installer les réseaux en fibre optique sur un territoire donné puis délègue le raccordement des abonnés aux quatre opérateurs commerciaux (Orange, Free, SFR, Bouygues Telecom). Lesquels délègue ensuite la tâche à des sous-traitants dits de premier rang (Circet, Sade Télécom, Sogetrel, Solutions30) qui eux-mêmes sous-traitent le travail à d’autres entreprises sous-traitant elles aussi…
« On a pu observer jusqu’à six ou sept rangs de sous-traitants », relève Ariel Turpin. En bout de chaîne, on trouve souvent des autoentrepreneurs peu et mal formés, mal payés qui raccordent comme ils peuvent les abonnés (lire par ailleurs). Ces derniers « ne sont payés qu’à partir du moment où ils parviennent à raccorder la ligne. Ils ne vont pas toujours respecter les « règles de l’art » lors de l’installation, ce qui peut parfois poser de vrais soucis », observe la médiatrice.
Sous l’impulsion du régulateur, les opérateurs disent avoir pris des engagements pour limiter cette sous-traitance en cascade. Mais la mesure ne semble pas vraiment suivie d’effets. « Vous avez bien deux rangs, mais une plateforme s’occupe de recruter des autoentrepreneurs. L’opérateur ne contrôle pas mieux le travail. On a juste ubérisé le travail de raccordement », dénonce Ariel Turpin, évoquant une « sous-traitance horizontale ».
Selon Jean-Luc Toussaint, président du syndicat professionnel Acnet (Action de coordination nationale des entreprises de télécommunications), certains « biaisent en embauchant des salariés en tiers-temps tout en les incitant à se déclarer autoentrepreneur sur leur temps de travail restant ». « La limitation de la sous-traitance ne produit pas les effets attendus », admet d’ailleurs Ghislain Heude.
Pour de nombreux acteurs du secteur, c’est le modèle économique qui est en cause. « Ce qui compte pour les opérateurs commerciaux, c’est de déployer vite et pas cher », livre le délégué général de l’Avicca. Et qu’importent les conditions. Pression sur les prix, la sécurité, la qualité… « L’Arcep préconise 450 euros pour un raccordement client. Sur le terrain, en bout de chaîne, le technicien est payé 40 euros. À ces tarifs, on perd de l’argent », témoigne Jean-Luc Toussaint, évoquant « ces nombreuses sociétés qui ont déposé le bilan depuis 2016 ».
Un secteur en plein essor
De l’argent injecté pourtant, il y en a eu. Beaucoup. Le plan France très haut débit a été rendu possible par un partenariat public-privé de 35,7 milliards d’euros dont 13,3 milliards d’euros d’investissements publics. « Si vous regardez la valorisation de certains groupes en 2015 et aujourd’hui, vous comprenez où est passé l’argent public », brocarde le président d’Acnet. L’Arcep, bien sûr, n’a pas la même analyse. « Le modèle économique des opérateurs d’infrastructure et de détail devrait permettre d’assurer la plupart des raccordements dans de bonnes conditions économiques du point de vue de la qualité », élude Ghislain Heude.
L’autorégulation ne fonctionne pas, mais « il y a un déni des opérateurs, de l’Arcep, de l’État », juge Ariel Turpin, amer. L’enlisement de la proposition de loi visant à « assurer la qualité et la pérennité des raccordements aux réseaux de communications électroniques à très haut débit en fibre optique », pourtant votée à l’unanimité au Sénat en mai 2023, en est l’illustration. Encadrement, contrôle, sanction : le texte prévoit de frapper les opérateurs au portefeuille, en cas de raccordements défectueux ou d’emploi de « personnel sous-qualifié, mal rémunéré ». « Depuis un an, les quatre opérateurs exercent un lobbying intense auprès du gouvernement pour que ce texte ne soit pas examiné à l’Assemblée nationale », regrette Ariel Turpin.
À un an de la fin du déploiement, c’est donc bien la question de « l’après » qui se pose. « Notre ambition, c’est la généralisation de la fibre optique d’ici à 2025. L’attente est très forte », répète Ghislain Heude quand on lui oppose l’échec des plans successifs d’amélioration de la qualité de service des réseaux. « Et avant d’engager des procédures contentieuses, notre priorité, c’est de trouver des solutions pour que ces réseaux fonctionnent. » Pour Jean-Luc Toussaint, « le réseau ne tiendra jamais malgré les prises de position et les grands discours qu’on fait par-devant en disant que tout va bien. Officiellement, le plan haut débit est une grosse réussite. De notre point de vue, c’est une catastrophe ».
Les usagers ne diront pas le contraire. Après quatre mois de tranquillité, Louise s’est retrouvée dans la spirale des déconnexions sauvages. Débranchée le lundi à 11 heures, dépannée le mardi à 16 h 30, de nouveau HS le mercredi à 14 h 50. « On a fini par accompagner un technicien à l’armoire de brassage pour qu’il nous montre notre branchement. Maintenant, quand on est déconnecté, on file se rebrancher nous-même. Et on n’est pas les seuls. On a l’impression qu’on ne s’en sortira jamais… »
- Le prénom a été modifié ↩︎