Elle plaide depuis des années contre la concentration des médias dans les mains de quelques oligarques. L’économiste politique Julia Cagé a écrit, au cœur de l’été 2022, un rapport pour la Fondation Jean-Jaurès, « Une autre redevance est possible. Pour un financement affecté mais plus juste de l’audiovisuel public ». Elle y réaffirme l’importance déterminante de la radio et de la télévision publiques, leur rôle dans la société, et leur absolu besoin d’un financement suffisant et pérenne.
Pour vous comme citoyenne, et comme économiste, que représente l’audiovisuel public ?
Comme citoyenne, il représente une source assez importante d’information. Je ne regarde plus énormément la télévision en linéaire, comme beaucoup de gens. En revanche, j’écoute beaucoup la radio, c’est ma source d’information au réveil. Et il ne faut pas oublier que la redevance finance beaucoup la création audiovisuelle, la fiction, le documentaire, le reportage, le cinéma. Je consomme donc, comme citoyenne, la redevance sans m’en apercevoir. Comme économiste, l’audiovisuel public représente l’un des piliers fondamentaux de la démocratie. Dans les pays avec un audiovisuel public de qualité, les gens sont en moyenne mieux informés et participent davantage au débat politique et à la vie publique. C’est largement documenté par la sociologie, l’économie, les sciences politiques. C’est un outil fondamental et indispensable, renforcé dans plein de pays actuellement.
Y compris dans des pays comme la Grèce qui y avaient renoncé…
Ils y avaient renoncé en partie pour des raisons politiques et idéologiques. L’Espagne, qui a sacrifié les financements publics, cherche aujourd’hui des sources de financement alternatif. En France, à mon sens, on prend le contre-pied de l’histoire. Surtout dans un paysage médiatique qui est fragilisé, concentré.
Les spécialistes disent que la redevance ne correspond plus aux besoins depuis plusieurs années. On a le sentiment que la décision de la supprimer tombe sans rapport avec les réflexions engagées sur le sujet, et à côté d’expériences, dites-vous dans votre rapport, qui se font au nord de l’Europe. En quoi sont-elles plus justes et plus efficaces ?
La redevance ne correspond plus aux besoins de consommations du service public, puisqu’elle ne porte que sur les détenteurs de téléviseurs (qui ont baissé), alors que de plus en plus d’individus consomment les contenus audiovisuels sur leur tablette ou leur téléphone portable. Surtout, c’est un impôt profondément injuste, puisque le montant est le même pour tout le monde. Il fallait la réformer. Cela peut être mis dans la longue litanie de ce que n’a pas fait la gauche pendant le dernier quinquennat. Le gouvernement de Macron a repris une idée poussée par l’extrême droite depuis longtemps, celle de la privatisation du service public : plus de service public, plus de redevance. Macron a sorti cette proposition de son chapeau, de manière complètement impréparée. Et tout le monde rame derrière. Gabriel Attal sur France Inter a pu ainsi dire que 137 euros seraient rendus à chaque Français, sans diminution des recettes de l’audiovisuel. La question est donc : « Mais où allez-vous les prendre ? » Or, la loi dit que l’indépendance de l’audiovisuel est un principe constitutionnel ; ils courent donc le risque de se faire retoquer par le Conseil constitutionnel, d’où la proposition de prendre une portion de TVA. C’est de la démagogie, mais elle passe assez bien, parce que tout le monde est pris à la gorge avec le problème du pouvoir d’achat, l’augmentation de l’inflation, l’augmentation des coûts de l’énergie. Pourtant, cela va à contresens de l’histoire : en Allemagne, la « taxe injuste » a été élargie à l’ensemble des écrans. Et pour en assurer l’indépendance, la redevance est collectée par un organisme qui dépend des chaînes de l’audiovisuel public. Ce n’est pas l’État qui peut décider du jour au lendemain de s’asseoir sur les budgets prévus, comme en France. Encore plus intéressant, les pays nordiques : la Finlande en 2010, la Suède et la Norvège entre 2019 et 2020 ont remplacé la redevance par un impôt qui pèse sur l’ensemble des foyers, mais de manière progressive. En Finlande, ils font même contribuer les entreprises de manière progressive. À la fin des années 2010, dans ces pays-là, le débat était le même qu’en France à propos des « radios de gauchistes ». Depuis la réforme, c’est devenu acceptable parce que l’impôt est juste, progressif et plafonné.
Cela ne construit-il pas un autre lien entre les citoyens et leur audiovisuel public ?
J’ai beaucoup discuté avec des sénateurs et des députés des différents groupes de la Nupes. Pour que chacun se sente un lien de proximité avec son audiovisuel public, il faut commencer la redevance à 5 euros, et pas à zéro. Il devrait aussi comprendre des implications en termes de gouvernance du service public : avoir des représentants des citoyens au conseil d’administration, cela aurait du sens.
Alors qu’on assiste à un énorme mouvement de concentration du secteur audiovisuel privé, avec la fusion annoncée TF1/M6 et les concentrations chez Bolloré ou Drahi, l’audiovisuel public pourrait-il représenter un contrepoids ?
C’est un modèle alternatif. Du point de vue de l’information, il protège davantage l’indépendance s’il est bien financé, et si on fait en sorte qu’il n’y ait pas d’interférences du gouvernement. Le cas d’école est anecdotique, mais dit quelque chose : quand Bolloré censure son premier documentaire à son arrivée sur Canal Plus, le film passe ensuite sur France 2. Le service public est aussi à but non lucratif. Ce qui permet de viser davantage la qualité de l’information, et moins des objectifs d’audience, donc de dépendre moins des annonceurs et de leurs pressions potentielles.
Depuis une bonne douzaine d’années, l’audiovisuel public a déjà été abîmé par des restrictions budgétaires…
Le problème perdure depuis la suppression de la publicité après 20 heures sous Nicolas Sarkozy. En fait, il a supprimé la pub, l’a compensée mais juste un peu, et seulement jusqu’en 2012. Sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, un cap a été passé. Il a commencé par s’asseoir sur les contrats d’objectifs et de moyens (COM) de France Télévisions et Radio France. Or, si ces contrats sont étudiés sur cinq ans, c’est qu’il y a une raison : l’idée est de découpler le cycle politique des cycles des engagements de financement. Macron a tourné le dos à ce principe, et a demandé à l’audiovisuel public de faire des économies en plein milieu des COM. Et ce n’est pas tout ! De manière hallucinante, et parce que cela va à l’encontre du Code général des impôts, le gouvernement a désindexé les ressources de l’inflation. Ce n’était déjà pas très rigolo quand vous aviez 2 % d’inflation, mais, cette année, n’en parlons pas. Pour achever le tout, Darmanin a réduit de 1 euro la redevance. Je sais que c’est moins lisible et plus difficile à vendre politiquement, mais j’insiste : il est indispensable d’avoir des recettes en pourcentage et pas sur un montant fixe. Car, dès que vous avez une somme en montant, cela permet, comme ils le font sur les retraites, d’aller prendre de l’argent en n’indexant pas, pas comme il faut, ou trop tard.
Il y a donc clairement une volonté politique d’asphyxier l’audiovisuel public ?
Macron déteste l’audiovisuel public. Il veut entrer dans une espèce de cercle vicieux : si vous donnez moins de moyens, à un moment donné, cet audiovisuel va baisser en qualité. D’autant que la radio et la télé publiques sont déjà à l’os, avec les économies successives. La mesure visant à supprimer la redevance a été lancée en pleines vacances, avec une nouvelle Assemblée nationale pas encore opérationnelle. Le gouvernement dit vouloir prendre une portion de la TVA qui sera réévaluée en 2025. Imaginons qu’on ait une alternance politique en 2027 : si la gauche veut alors refinancer le service public, ce sera, à raison, perçu comme un nouvel impôt, sur un secteur globalement impopulaire, même si les gens font plus confiance en moyenne au service public d’information qu’aux autres.
Les meilleures audiences sont réalisées aujourd’hui par la télé et la radio publiques. Il s’agit donc de casser un bien commun qui fonctionne et qui est reconnu ?
Ils savonnent la planche. C’est complètement pervers. C’est compliqué de mobiliser les foules. Les salariés ont fait des grèves longues qui n’ont jamais abouti sur rien. Donc, ils ont peur de perdre le bras de fer. Et ils voient bien qu’il est extrêmement difficile d’avoir une mobilisation populaire à leurs côtés. D’autant que la gauche n’a pas forcément un discours fort pour proposer une alternative crédible.
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