Interpellation de personnes qui organisent des manifestations, interdiction de rassemblements et de réunions publiques, dévoiement des poursuites pour « apologie du terrorisme »… En France, les libertés fondamentales sont attaquées pour faire taire les voix pour la Palestine.
Sans doute que beaucoup ne s’en rendent pas encore compte, et pourtant : menacer la liberté d’expression concernant la guerre à Gaza revient à menacer la liberté d’expression tout entière. La dérive en cours en France, pays des droits de l’homme, est des plus inquiétantes. Le nombre de militants réprimés parce qu’ils dénoncent les bombardements, la colonisation israélienne et appellent à un cessez-le-feu ne cesse d’augmenter. Jean-Paul Delescaut, secrétaire de la CGT du Nord, a été condamné à une peine d’un an de prison avec sursis pour « apologie du terrorisme ». Son crime : un tract qui liait maladroitement les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre aux souffrances infligées au peuple palestinien depuis des décennies.
« Nous assistons à une augmentation du nombre de procédures en lien avec cette accusation d’apologie du terrorisme », témoigne Vincent Brengarth. L’avocat s’interroge : « L’expression globale contre la politique d’apartheid d’Israël aurait-elle dû cesser après cette date ? » Il défend Rima Hassan, juriste franco-palestinienne, candidate sur la liste de la FI aux européennes, qui a été entendue le 30 avril par la police judiciaire. Sa faute ? Lors d’un entretien avec le média en ligne le Crayon, elle a répondu « vrai ! » à la question « le Hamas mène-t-il une action légitime ? ». L’extrait avait été tronqué de manière malveillante sur les réseaux sociaux, occultant le reste de l’entretien, où elle qualifiait de terroristes les attaques du 7 octobre.
« 600 procédures pour apologie de terrorisme »
Mais ce n’est pas tout : pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, une présidente de groupe parlementaire, la députée FI Mathilde Panot, a elle aussi été convoquée devant une brigade criminelle. Si le communiqué de son groupe qualifiait l’attaque du Hamas le 7 octobre d’« offensive armée des forces palestiniennes », il ne constituait en rien une apologie du terrorisme. C’est pourtant ce qui lui est reproché.
Du côté de la Ligue des droits de l’homme (LDH), on recense « 600 procédures pour apologie de terrorisme », souligne son président, Patrick Baudouin. « Le recours à cette notion est instrumentalisé à des fins politiques. Merci messieurs Bernard Cazeneuve et François Hollande ! » dénonce-t-il. Car c’est sous leur action que la qualification d’apologie du terrorisme a été rendue plus arbitraire. La dérive alors initiée a été condamnée en 2022 par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais elle ne cesse de s’intensifier.
Pour Vincent Brengarth, il y a une « tendance préoccupante avec un dévoiement de l’infraction ». Sont poursuivies des personnes « en dehors du spectre de ceux qu’elle était censée viser, à savoir des gens qui présentent de manière favorable des actes terroristes ». Des militants qui prennent du recul et décrivent une situation se retrouvent accusés de justifier les faits.
Cette avalanche de mises en cause fait suite à une circulaire d’Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, le 10 octobre, dans laquelle il appelait les procureurs à un « traitement judiciaire vigilant » des cas d’apologie du terrorisme et d’antisémitisme. C’est au final tout un pan de l’expression collective qui est attaqué. « Plusieurs responsables de l’Association France Palestine solidarité (AFPS) ont été interpellés et convoqués par la police peu de temps après le 7 octobre », se plaint François Rippe, vice-président de l’association. « Il leur est reproché d’avoir organisé des manifestations interdites », précise-t-il. Certains ont même été convoqués alors qu’ils se rendaient sur place pour prévenir de l’interdiction décidée quelques heures plus tôt.
Des manifestations interdites par dizaines
Ces épisodes sont le fruit d’un télégramme du 12 octobre du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, enjoignant les préfets d’interdire toutes les « manifestations propalestiniennes ». Le Conseil d’État s’était opposé à cette interdiction systématique, appelant à les réaliser au cas par cas. « Cela a tout de même permis l’interdiction entre octobre et décembre 2023 d’une cinquantaine de rassemblements », se souvient François Rippe. Même si dans la plupart des cas, les référés-libertés engagés ont permis la tenue des manifestations, qui se sont déroulées pacifiquement.
Le gouvernement se livre enfin à une diabolisation du mouvement étudiant de solidarité avec Gaza. À Sciences-Po Paris, à la Sorbonne, police et gendarmerie sont intervenues pour empêcher une occupation des locaux. Et les présidents d’université sont sommés de veiller au « maintien de l’ordre ». Outre la possibilité de s’exprimer et de manifester, la liberté de réunion est elle aussi menacée.
Jean-Luc Mélenchon et Rima Hassan en ont fait les frais à Lille, où le préfet a interdit leur conférence dans une salle privée. La chose n’est pas nouvelle. « On a vu des décisions préfectorales qui interdisaient, avant le 7 octobre, les réunions avec l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, sous la pression d’organisations juives d’extrême droite ou de la Licra », souligne Patrick Baudouin.
L’apologie de crime de guerre, jamais poursuivi
De longue date, le soutien du gouvernement français envers Israël s’est traduit par des atteintes aux libertés. Dès 2010, la ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie signait une circulaire prohibant l’appel au boycott des produits israéliens, une disposition jugée illégale par la CEDH en 2020. Alors même que Paris livre des armes à Israël, elle réprime ceux qui exigent un cessez-le-feu.
« Les personnes qui ont pu, dans leur expression publique, encourager l’action d’Israël contre la population civile de Gaza ne font pas l’objet d’une criminalisation », constate en revanche Vincent Brengarth, pour qui « nous sommes dans une application variable de la loi ». Patrick Baudouin souligne que de tels propos relèvent de « l’apologie de crime de guerre » et ne sont pas poursuivis.
Les atteintes à la liberté d’expression ne s’arrêtent pas à la question palestinienne. La criminalisation de l’action syndicale, sociale et écologique s’étend dans le pays. « Nous comptabilisons mille syndicalistes poursuivis », déplore Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT. « Désormais, c’est rarement classé sans suite. On pense qu’il y a des consignes données au parquet pour qu’ils poursuivent systématiquement », ajoute-t-elle. Concernant les bombardements d’Israël sur Gaza, les tribunes se multiplient pour rappeler que « critiquer la politique d’un État est un droit fondamental et ne saurait constituer une apologie du terrorisme ». Il est urgent de s’en rappeler.
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