« Une Étrange défaite » de Didier Fassin – ll y a beaucoup de livres intéressants. Il en est d’indispensables : ce livre en est un !
Dans son livre « Une Étrange défaite » (La Découverte) Didier Fassin, anthropologue, sociologue, médecin français et professeur au Collège de France dénonce un accablant deux poids deux mesures quant à la médiatisation des pertes civiles côté israélien et côté palestinien. Un déséquilibre obtenu par le biais d’un contrôle de la sémantique orchestré selon l’auteur par Israël et ses relais.
Le 7 octobre 2023, l’attaque du Hamas a profondément traumatisé Israël et la diaspora juive du monde. Très couvert médiatiquement – à juste titre -, l’évènement a immédiatement – et durablement – fait la Une des médias tandis que s’enclenchait déjà une réponse militaire contre le Hamas à Gaza. Et dès les premiers jours, la réplique israélienne pris des allures de vengeance. Plus d’un an après, plus de 60 % des bâtiments de l’enclave palestinienne sous embargo ont été rasés. Au bas mot, plus de 45 000 victimes ont péri, pulvérisé par des tapis de bombes israéliens largués indistinctement. Récemment, Amnesty International et HRW ont qualifié les massacres israéliens à Gaza de génocide. La Cour pénale internationale (CPI) délivré en novembre un mandat d’arrêt contre Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant (ex-ministre de la Défense), pour des crimes contre l’humanité.
Dans son livre, « Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza », l’anthropologue, sociologue, médecin français et professeur au Collège de France, Didier Fassin estime que la considération pour les victimes civiles du 7 octobre n’a pas été la même pour les dizaines de milliers de Palestiniens innocents tués par Israël.
UNE ÉTRANGE INÉGALITÉ DANS LA MORT
Une inégalité dans la mort qui pose question. « Le titre du livre fait référence à celui de Marc Bloch, L’Étrange défaite, qui analysait la débâcle militaire de l’armée française face à l’armée allemande, nous explique Didier Fassin. Mon projet est de même nature. C’est l’analyse de la débâcle morale qui a conduit à ce que le monde laisse se produire l’écrasement de Gaza et, pour beaucoup de pays, qu’ils soient occidentaux ou non, d’y apporter activement leur soutien politique, voire leur concours militaire », détaille l’auteur.
L’ouvrage part du postulat que dans la couverture médiatique des massacres à Gaza, le langage a été abîmé, malmené quand « on a appelé « antisémites » les demandes d’arrêter de tuer des civils, « morale » une armée qui déshumanise ses ennemis, « riposte » une entreprise d’anéantissement ». Un peu à la manière d’Albert Camus qui affirmait autrefois que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ! ».
Didier Fassin fait référence notamment à l’analyse rigoureuse du média américain The Intercept ayant disséqué de nombreux d’articles du New York Times, du Washington Post et du Los Angeles Times, montrant le parti pris évident émanant du langage adopté par les journalistes. Il en ressort que « les termes très émotifs pour désigner le meurtre de civils, comme « massacre », « assassinat » et « horrible », étaient réservés presque exclusivement aux Israéliens tués par des Palestiniens, plutôt que l’inverse », rapporte l’étude.
Dans le détail, le terme « carnage » a été utilisé par les journalistes des trois médias pour décrire les meurtres des Israéliens par le Hamas à 60 reprises, contre une fois pour les Palestiniens assassinés par Israël. Le terme « massacre » lui a été écrit 125 fois pour décrire le 7 octobre contre seulement deux fois pour qualifier les plus de 45 000 morts Palestiniens.
« Il a d’ailleurs été établi qu’aux États-Unis les journalistes recevaient des consignes de leurs rédactions sur le langage qu’ils devaient utiliser et plusieurs centaines d’entre eux ont signé des pétitions dénonçant les biais qu’on leur imposait. En fait, les médias occidentaux ont généralement fait le choix d’humaniser les Israéliens, dont on a vu les visages et entendu les récits, mais pas les Palestiniens, qu’on a souvent réduits à une statistique de décès ou amalgamés avec les actions dites terroristes », détaille Didier Fassin.
BONNES ET MAUVAISES VICTIMES
Pris dans la tenaille du conflit israélo-palestinien, le langage n’a dès lors plus un rôle strictement informationnel. Il peut faire autant de dégâts qu’une arme, tétanisant les diplomaties étrangères, empêchant les gels de livraisons d’armes, taisant toute condamnation virulente. « Les Israéliens ont depuis longtemps théorisé l’arme de la propagande (hasbara) qui repose notamment sur la création d’un langage dénaturant les faits, leur permettant ainsi d’en imposer leur version. Le problème est que les pays occidentaux et certains médias tendent à reproduire ce vocabulaire et ce récit », explique Didier Fassin.
L’intellectuel prend pour exemple les débats entourant les chiffres de mortalité des Gazaouis tués par Israël, citant la fameuse mention « selon le ministère de la Santé de Gaza contrôlé par le Hamas », accompagnant chaque bilan humanitaire épouvantable. Si on peut comprendre la précision en ce qu’il y a une dissymétrie entre la dictature établie par le Hamas et un gouvernement élaboré conformément aux institutions démocratiques israéliennes, elle introduit ainsi un doute sur ces statistiques, « quand bien même des études scientifiques en ont établi la validité, alors qu’ils n’introduisent pas la même suspicion lorsqu’il s’agit de données en provenance des autorités d’Israël, bien qu’il ne soit jamais possible de les vérifier ».
Dans Une étrange défaite, est cité le sauvetage de quatre otages par l’armée israélienne le 8 juin dernier. L’événement fait l’objet de messages de félicitations de la part des gouvernements occidentaux et de reportages des grands médias audiovisuels sur le soulagement des familles concernées, occultant les condoléances adressées par les chefs d’État aux familles des 274 tués, presque tous civils, lors de l’opération de sauvetage. « Aucun témoignage non plus n’a été recueilli à Gaza sur ce bain de sang. Ce que les soutiens à Israël appellent une opération réussie de libération des otages est nommée en Palestine le massacre de Nusseirat », relate Didier Fassin.
L’auteur pointe également l’invitation constante à la radio et à la télévision de militaires israéliens, dont les paroles sont souvent prises au pied de la lettre.
L’EXISTENCE D’UN AVANT ET D’UN APRÈS 7 OCTOBRE
Didier Fassin fustige par ailleurs les propos tenus par François Hollande, ayant établi selon lui une différence entre les victimes civiles israéliennes et palestiniennes. Sur un plateau télévisé, l’ancien président avait en effet tenté d’expliquer que les « Israéliens ont été tués « en tant que défenseurs d’un mode de vie » proche du nôtre tandis que les Palestiniens étaient d’involontaires « victimes collatérales » des représailles de Tsahal ». Un deux poids deux mesures jugé scandaleux, également défendu par Caroline Fourest, directrice éditoriale du magazine Franc-Tireur, ayant notamment avancé : « On ne peut pas comparer le fait d’avoir tué des enfants délibérément comme le Hamas, et le fait de les tuer involontairement en se défendant comme le fait Israël ».
« Cette manière générale de présenter les faits a permis une compassion sélective », tranche Didier Fassin. L’intellectuel français revient sur la difficulté qu’ont eue certains politiques (de gauche) ou intellectuels à esquisser une contextualisation de l’attaque du Hamas du 7 octobre.
Une prise de recul historique et factuelle – sans justifier ou absoudre quoi que ce soit – pourtant nécessaire pour ne pas dépolitiser le conflit. « Le discours officiel chez certains a été immédiatement que toute interprétation de l’incursion sanglante du 7 octobre en termes de résistance, toute référence à l’histoire de l’oppression subie par les populations palestiniennes depuis plus de sept décennies, toute critique de la politique israélienne d’occupation et de colonisation, relevaient d’une forme d’apologie du terrorisme et d’incitation à la haine raciale, conduisant dans certains cas à des convocations devant le juge ».
Tenter d’expliquer l’inexplicable n’est pourtant pas justifier l’injustifiable. Au contraire, tenter de revenir à du rationnel pourrait désacraliser un conflit beaucoup trop teinté d’intégrismes religieux, tant chez le Hamas que chez une société israélienne de plus en plus radicalisée.
Quentin Müller (Marianne )
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